Sans temps, cent ans
Cent ans, sans temps, je ne suis plus vraiment. Chaque matin, je cherche mon nom et parfois, je le perds… dans le brouillard profond.
Le silence s’installe dans la chambre septante. Ici, on s’éteint comme une vieille lampe. Personne ne scintille mais tout le monde tremble.
Sans dents, cent ans, tout fout le camp. La purée remplace les festins de maman.La viande est molle, la soupe est tiède comme mes trente-deux souvenirs qui cèdent.
On me rappelle qui je suis, cent fois par jour et cent fois par heure, je m’oublie en dedans en dehors et au pourtour.
Sans cri, sans bruit, la résidence est sage.On entend le pas lent de l’usure des âges. Christiane ne vient plus à la salle à manger,On dit qu’elle dort, qu’elle ne va plus se lever.
Le téléphone sonne parfois pour Simon, mais jamais pour moi. À quoi bon ! Je ne me souviendrais pas de toi..
On me dit souvent que j’ai beaucoup vécu mais vivre encore, je ne sais plus. On nous borde, on nous lave, on nous range, parfois même nos prénoms, nos dates, nos âges changent.
Sans âge, sans page, je tourne en rond dans un livre aux chapitres effacés. Mes souvenirs touchent le fond. Ma mémoire s’envole, feuille après feuille, nom par nom.
Marc ne parle plus, il regarde le plafond et Valérie est partie, sans pouvoir prononcer mon nom. Heureusement, ma petite fille Alice est là et me lit sans cesse Peter Pan. Elle pretend qu’en rêvant, on reste enfant.
Cent ans, j'attends et je regarde dehors. Alice est là et fonce dans mes bras et me serre très fort. Alors parfois, entre deux medocs, je redeviens moi-même , un genre de capitaine Hadock
Donne-moi du rêve, une minute, un matin, pour queje redevienne navigateur, amoureux, gamin. Laisse moi lire. Laisse moi sourrire.Et dans un livre d’enfant, je volerai sans fin, avec Alice ou Peter, main dans la main.
Sans temps, cent ans, je suis là sans vraiment y être mais si on le prend ce temps, celui de m'octroyer un regard, un vrai mot, peut être même une caresse , je redeviendrai plus qu’un vieil instant.
Je ne serai alors plus sans temps. Je n'aurai plus cent ans. Je serai alors ce battement de cœur, fragile comme un enfant, et bien vivant.
Cédric.M